Entre les lignes

Par Jérôme Provençal

Le Kunstenfestivaldesarts s’est déroulé à Bruxelles du 3 au 26 mai. Retour sur la dernière partie du festival, marquée notamment par le nouveau spectacle du collectif mexicain Lagartijas tiradas al sol et par une expérience de lecture hors du commun.

Aller au Kunstenfestivaldesarts ne garantit certes pas de prendre le soleil – Bruxelles semblant décidément en froid (c’est le cas de le dire) avec l’astre lumineux – mais offre la perspective, au moins aussi exaltante, de prendre le pouls de la création mondiale dans le domaine du spectacle vivant. De fait, durant un séjour de quelques jours, il est possible de découvrir une dizaine de propositions artistiques, souvent atypiques, couvrant un large spectre géographique et dégageant un vaste horizon esthétique.

Entamons notre parcours rétrospectif avec Melanie Daniels, nouvelle création du metteur en scène belge Claude Schmitz. Empruntant son titre au nom du personnage joué par Tippi Hedren dans Les oiseaux d’Hitchcock, la pièce met en scène le tournage chaotique d’un film qui n’est ni tout à fait une suite ni vraiment un remake du classique de Sir Alfred : l’on comprend d’emblée que le film (se) tourne mal et, d’abord diffus, le sentiment d’inquiétude ne cesse de croître, le cinéaste (joué par Marc Barbé, un peu flottant) ayant de moins en moins le contrôle de la situation et l’actrice (jouée par Kate Moran, superbe) se prenant de plus en plus au jeu de la fiction... Si, dégageant une impression de facticité, la première demi-heure laisse dubitatif, la pièce prend tout son relief dans la dernière heure, lorsque se diluent les repères, la fiction infiltrant peu à peu la réalité, à l’image de ces gouttes qui ne cessent de tomber du plafond, au grand dam de l’ingénieur du son. Caractérisée par un travail très chiadé sur le son et la lumière, la dernière partie, particulièrement réussie, instaure une envoûtante atmosphère onirique et invite à revoir d’un autre œil le début : cette facticité qui gênait n’est-elle pas voulue ? N’est-elle pas déjà un indice de la submersion (et subversion) du réel par la fiction ? Si elle n’emporte pas une complète adhésion, cette pièce suscite un vrai trouble et incite à s’interroger en profondeur sur la notion de représentation.

Judicieusement programmé en parallèle de Melanie Daniels, Cineastas de l’Argentin Mariano Pensotti repose sur un postulat narratif proche – la pièce prenant pour sujet le tournage de quatre films à Buenos Aires – et soulève des questionnements équivalents, mais la mise en scène de Pensotti ne convainc guère. A dire vrai, et c’est là où le bât blesse principalement, sa mise en scène semble se réduire à son dispositif très démonstratif (le plateau est séparé en deux niveaux, qui correspondent à deux niveaux de narration différents) et pâtit par ailleurs d’un rythme trépidant, imposé 1h40 durant. Cela va vite et fort, à l’américaine, mais cela n’évoque et n’éveille pas grand-chose, si ce n’est un sentiment d’ennui... A cette mécanique (trop) bien huilée, l’on préfère nettement la fragilité de Melanie Daniels ou l’inventivité de Derretiré con un cerillo la nieve de un volcán, le nouveau spectacle du collectif mexicain Lagartijas tiradas al sol. Formant comme un diptyque avec leur précédent spectacle, El rumor del incendio, présenté au Kunsten en 2011, qui retraçait le 20e siècle au Mexique vu à travers ses principaux épisodes contestataires ou révolutionnaires, Derretiré con un cerillo la nieve de un volcán se penche également sur le 20e siècle mais l’aborde cette fois-ci du côté du pouvoir, et plus particulièrement du PRI (Partido Revolucionario Institucional) : apparu en 1929, ce parti politique a monopolisé le pouvoir pendant sept décennies et, après une parenthèse de 12 ans, est revenu à la tête du pays en décembre 2012... Tels des saltimbanques contemporains, usant avec une vive ingéniosité de la vidéo aussi bien que de masques, déguisements et autres accessoires, les Lagartijas tiradas al sol proposent un bric-à-brac théâtral plus sophistiqué qu’il n’y paraît et embrassent Histoire collective et histoires individuelles en un même geste très stimulant.

Du côté de la danse/performance, saluons rapidement (car il a déjà été largement vanté dans Mouvement) le travail de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen (http://www.mouvement.fr/teteatete/portraits/chairs-inouies-dans-lindefini) : porté par quatre interprètes féminines (dont Bouchra Ouizguen) vibrant d’un même souffle puissant, HA ! aspire à une émancipation par la transe et résonne comme un intense appel à la résistance. Une expérience qui dépose une empreinte durable dans l’esprit et le corps du spectateur. On ne peut hélas pas en dire autant de De repente fica tudo preto de gente, spectacle du Brésilien Marcelo Evelin qui s’enferre dans un dispositif scénique trop esthétisant (une sorte de ring ceinturé de néons suspendus, à l’intérieur duquel se mêlent les danseurs, nus, et les spectateurs, sur fond de musique ambient) produisant l’effet inverse de celui escompté : malgré la grande proximité avec les danseurs/performeurs, l’on ne ressent aucune émotion physique, aucune perturbation intérieure, l’ensemble, très lisse, manquant sérieusement de corps.

Concluons ce récit bruxellois en nous rendant à la Bibliothèque royale de Belgique, où la Norvégienne Mette Edvardsen présentait un projet inspiré du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury : à chaque visiteur, préalablement inscrit, était proposé d’emprunter non pas un livre de papier mais un livre de chair et d’os, c’est-à-dire un homme ou une femme ayant mémorisé une partie d’un livre, le visiteur et son « livre humain » s’installant dans un coin de la bibliothèque pour une séance de « lecture » d’environ 30 minutes. Sans l’avoir choisi, j’ai eu pour livre La carte et le territoire de Michel Houellebecq, personnifié par Lilia Mestre dont le phrasé lent et le timbre élégant coïncidaient idéalement avec l’ironie laconique de Houellebecq, et j’ai eu la sensation de vivre un moment d’une parfaite simplicité, en filigrane duquel s’exprimait une foi invincible dans la puissance de la parole humaine.

Le Kunstenfestivaldesarts a eu lieu du 3 au 26 mai à Bruxelles.

Article apparue dans Mouvement.net le 30 mai 2013
http://www.mouvement.net/critiques/critiques/entre-les-lignes